(30/08-2024) – « 1981 n’aurait jamais dû exister. » Ces mots, prononcés par Harmonie Comyn, veuve du gendarme récemment tué en service, ont récemment secoué l’opinion publique. Pour beaucoup, ils semblent énigmatiques. Pourquoi 1981 ? Que s’est-il passé cette année-là pour susciter, encore aujourd’hui, une telle amertume ?
Pour comprendre, il faut remonter le temps, bien au-delà de 1981, et examiner une transformation profonde de la justice française qui a commencé dès la fin des années 60.
L’année 1968 est généralement associée aux mouvements étudiants et ouvriers qui ont secoué la France. Mais elle marque aussi un tournant dans le monde judiciaire avec la création du Syndicat de la Magistrature. Ce syndicat, porteur d’une vision progressiste de la justice, va jouer un rôle crucial dans les décennies à venir.
Dès sa création, le Syndicat de la Magistrature défend une conception nouvelle de la justice. Il remet en question l’approche traditionnelle, punitive, pour promouvoir une vision plus sociale et préventive. Cette vision s’inscrit dans un courant de pensée plus large, influencé par les idées de Rousseau : l’homme serait fondamentalement bon, mais corrompu par une société injuste. Le crime, dans cette optique, devient le symptôme d’un mal social plutôt que la simple expression d’une volonté malfaisante individuelle.
En 1974, un discours prononcé par Baudot, figure importante du Syndicat de la Magistrature, illustre parfaitement cette nouvelle approche. S’adressant aux futurs magistrats, il les exhorte à « examiner toujours où sont le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. » Il va jusqu’à suggérer un « préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice. »
Cette vision représente un renversement complet de la perspective judiciaire traditionnelle. Elle invite les juges à considérer non plus seulement l’acte criminel en lui-même, mais le contexte social plus large dans lequel il s’inscrit. Elle suggère que la justice doit jouer un rôle de « rééquilibrage social, plutôt que de simple punition ».
Parallèlement, un magistrat français nommé Marc Ancel développe le concept de « défense sociale nouvelle ». Cette philosophie, inspirée de courants de pensée italiens, propose de considérer le délinquant « non plus d’après ses antécédents judiciaires extérieurs ou d’après les circonstances objectives de l’infraction, l’acte qui a été posé, mais d’après la nature et les besoins profonds du sujet envisagé en lui-même et dans son milieu. »
Ces idées, révolutionnaires pour l’époque, restent cependant minoritaires dans les années 70. Le système judiciaire français continue de fonctionner comme avant, mais les graines du changement sont semées, et elles vont germer avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.
L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981 marque un tournant décisif. Pour la première fois depuis 23 ans, la gauche arrive au pouvoir, portée par une vague d’espoir et une volonté de changement profond de la société française.
Dans le domaine de la justice, ce changement s’incarne dans la nomination de Robert Badinter comme garde des Sceaux.
Avocat de renom, fervent opposant à la peine de mort, Badinter va mettre en œuvre une série de réformes qui vont profondément transformer le système judiciaire français.
Dès son arrivée au ministère, Badinter s’entoure de personnes partageant sa vision progressiste de la justice.
Le Syndicat de la Magistrature, jusqu’alors minoritaire, voit son influence grandir considérablement.
Comme le rapporte « Le Figaro » en 1984: « Après 5 ans de socialisme, l’orientation à gauche est plus que jamais marquée et le ton monocolore, évident. Les maîtres de conférences, dans une forte proportion, sont désormais au Syndicat de la Magistrature. »
Cette nouvelle équipe va mettre en œuvre une série de réformes, connues sous le nom de « circulaires badintaires ». Ces directives traduisent concrètement la nouvelle philosophie judiciaire.
Elles préconisent une approche différenciée : fermeté pour la grande criminalité, mais « prévention plutôt que répression » pour la petite délinquance.
L’idée centrale est de briser le cercle vicieux de la récidive, particulièrement pour les petits délits. Les courtes peines de prison sont considérées comme ayant un « caractère criminogène avéré ». Autrement dit, loin de résoudre le problème, elles contribueraient à l’aggraver en favorisant la récidive.
C’est entre autre la raison pour laquelle on voit la petite criminalité exploser dans les statistiques à partir des années 80.
Ces réformes ne se limitent pas à la petite délinquance. Badinter met en place une série de mesures visant à transformer en profondeur le système judiciaire :
Ces réformes s’accompagnent d’un changement de discours au plus haut niveau de l’État.
En mai 1982, François Mitterrand déclare : « Il ne faut pas se laisser aller aux campagnes d’affolement et c’est par la solidarité que nous mettrons un terme à la délinquance. » Cette déclaration illustre parfaitement la nouvelle approche : la délinquance est vue comme un problème social, qui doit être traité par la solidarité plutôt que par « la seule répression ».
Ces changements profonds ne se font pas sans heurts. Dès 1983, une manifestation inédite de policiers appelle à la démission de Badinter, accusé de laxisme. C’est le début d’une tension durable entre une partie des forces de l’ordre et l’institution judiciaire, une tension qui persiste encore aujourd’hui.
La Fédération Autonome des Syndicats de Police, pourtant classée à gauche, exprime ses inquiétudes dès 1982 : « Le virage est délicat à négocier […] Car plus que vous, nous sommes confrontés aux gens, à l’opinion publique, qui veulent qu’on arrête, qu’on déferre et qu’on enferme, et notre hiérarchie répugne à appliquer les circulaires badintaires. »
Les critiques dénoncent l’émergence d’une « culture de l’excuse », où les circonstances sociales serviraient systématiquement à justifier les actes délictueux. Ils craignent que cette approche ne conduise à une forme d’impunité, particulièrement pour la petite délinquance.
Badinter lui-même est conscient de ces critiques. Il se défend en déclarant : « Quelle que soit l’angoisse naturelle et légitime des Français, la justice ne saurait être rigide par des rations de l’opinion publique. » Cette déclaration illustre la tension entre une vision à long terme de la justice, axée sur la prévention et la réinsertion, et les demandes immédiates de sécurité d’une partie de la population.
Quarante ans plus tard, l’héritage de 1981 continue de façonner le système judiciaire français. Les débats sur le rôle de la prison, l’équilibre entre prévention et répression, la place des victimes dans le processus judiciaire, restent d’une brûlante actualité.
La justice est devenue plus sociale, plus attentive aux contextes. Mais elle s’est aussi complexifiée, au point parfois de perdre en lisibilité. La société s’est judiciarisée, avec une multiplication des recours possibles.
Cette évolution a eu des conséquences profondes sur le traitement de la délinquance. On est passé à vouloir arrêter le « tout carcéral » en prétendant qu’envoyer les gens en prison ne faisait que les rendre plus criminels qu’ils ne l’étaient au départ.
Il faut signaler qu’il n’existe absolument aucune étude qui soutient cette assertion qui sort de je ne sais où.
Le cas du suspect dans l’affaire du meurtre d’Eric Comyn illustre parfaitement ces tensions. Avec 10 condamnations à son actif (6 pour atteinte à la circulation routière, 4 pour atteinte aux personnes), cet homme avait pourtant vu toutes ses peines exécutées, que ce soit sous forme de travail d’intérêt général, d’amendes ou de bracelet électronique.
Son parcours judiciaire, jusqu’au drame, était conforme aux nouvelles orientations de la justice : des peines alternatives à la prison, une volonté de réinsertion plutôt que de simple punition.
Ce cas soulève des questions cruciales : Le système judiciaire français, dans sa volonté de prévention et de réinsertion, ne néglige-t-il pas la protection de la société, de la population?
Aujourd’hui, le système judiciaire français se trouve face à des défis complexes, hérités en grande partie des réformes de 1981 :
L’année 1981 marque indéniablement un tournant dans l’histoire de la justice française. Les réformes initiées cette année-là, fruit d’une réflexion entamée dès la fin des années 60, ont profondément transformé non seulement les pratiques judiciaires, mais aussi la conception même de la justice dans la société française.
Cette révolution silencieuse a apporté une approche plus sociale de la justice. Elle a permis de considérer le crime non plus comme un acte à punir, mais comme le « symptôme d’un problème social plus large à traiter ». Elle a renforcé les droits de la défense et multiplié les alternatives à l’emprisonnement.
Mais les statistiques des crimes et délits continuent d’augmenter, il y a de moins en moins de respect pour l’autorité, pour la vie humaine, de plus en plus d’incivilité… Bref, cette expérience commencée il y a maintenant 50 ans a donné ses preuves: Ça ne marche pas, ça n’arrange rien, la violence est en augmentation constante, la France est devenue un coupe gorge (malgré ce qu’a prétendu monsieur Dupont-Moretti) et il serait peut-être temps de faire machine arrière.
Il est totalement stupide de continuer à faire les mêmes choses et espérer des résultats différents. Arrive un moment où on doit admettre s’être trompé et faire machine arrière, non? (Cyril Malka)